Sunday, February 26, 2012

Voyage héroïque, aventure maudite


Louis Hamelin

Sonny Liston était mon ami
Thom Jones
Traduit de l'américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carrasso
Albin-Michel
Paris, 2012, 387 pages

Il y a, aux États-Unis, une littérature de la boxe, avec ses classiques (Cinquante mille dollars de Hemingway, Plus dure sera la chute de Bud Schulberg, Le combat du siècle de Mailer viennent automatiquement à l'esprit) et ses nouveaux auteurs: Craig Davidson (un Canadien) et Thom Jones, entre autres. Entre magouille et rédemption, une vérité propre à cet exercice qui consiste à s'entre-taper sur la gueule pour provoquer une commotion cérébrale chez l'adversaire continue de fasciner, y compris dans le monde des lettres — surtout «américaines», devrait-on ajouter. La boxe, chez les écrivains, est parfois arrangée, parfois illégale, rite clandestin d'une sous-culture de la violence comme les combats de chiens, à poings nus. Elle abrite le «côté obscur de la force» et l'arène où, dans la victoire comme dans la défaite, le mensonge devient impossible.

Thom Jones, né à Aurora dans l'Illinois, donne l'impression d'avoir grandi dans une nouvelle de Hemingway. Son père boxeur se suicide dans un asile psychiatrique. Le fils s'engage dans les marines, monte sur le ring, en amateur. Le port du casque protecteur ne l'empêche pas de recevoir un coup qui lui endommage le cerveau. Épileptique, il se retrouve à l'université pendant que ses compagnons d'armes partent se faire bousiller au Vietnam. En 1973, Jones ressort du fameux Writer's Workshop de l'Université de l'Iowa équipé d'une maîtrise en écriture narrative, l'année, comme par hasard, où un certain Raymond Carver et un certain John Cheever y donnent des cours; ça, c'est quand tous les deux ne sont pas occupés à se cuiter à s'exploser le ciboulot. À partir de là, Thom Jones tourne le dos à Papa Hem et devient un personnage d'une nouvelle de Carver: il prend un boulot de concierge, il écrit, vit dans l'État de Washington, connaît l'obscurité, un tunnel de vingt ans à traverser, avec, au bout, la gloire, ce qui veut dire: avoir son talent découvert par le bon vieux New Yorker, qui lui achète une nouvelle, puis deux, puis trois...

Sonny Liston était mon ami est son troisième recueil de nouvelles depuis The Pugilist at Rest (1993). Pour un homme qui, vivrait-il au Canada, serait en âge de toucher sa pension, même sous le régime de retraite réformé de Stephen Harper (il est né en 1945), on est loin de parler d'une oeuvre très abondante. Mais trois livres, quand on a été rangé, par nul autre que John Updike, parmi les deux meilleurs auteurs de la génération de l'après-Vietnam, et qu'on a remporté le Best American Short Stories Award quatre années de suite et que, pour faire bouillir la marmite, on peut, outre le New Yorker et la bourse Guggenheim, placer des nouvelles dans des magazines qui paient aussi bien que le Playboy, ce n'est déjà pas si mal. Quand Ken Kesey (1935-2001) a cessé, à 30 ans, de faire paraître des livres pendant près d'un quart de siècle, les mauvaises langues ont raconté qu'il avait pris trop d'acide. Jones, lui, a non seulement gobé du LSD (à moins d'être un simulateur très bien documenté...), mais en plus, il s'est fait abîmer l'encéphale sur le ring! Si ça se trouve, on a peut-être juste affaire à un conteur d'histoires, de cette rare race d'écrivains qui préfèrent se taire quand ils n'ont rien à dire...

Sonny Liston est ce champion des lourds que Cassius Clay a expédié deux fois au tapis pour remporter et conserver le titre mondial. On le croise dans la nouvelle qui porte son nom, où il impressionne, à l'entraînement, un jeune Gant Doré du nom de Kid Dynamite, à qui il refile ensuite une photo dédicacée à deux dollars où il est écrit: «de ton ami, Sonny Liston». Comme dans le premier Rocky, le monde de la boxe devient encore plus intéressant quand il nous débarrasse des illusions et enseigne avant tout l'art d'encaisser. Le triomphe peut alors y prendre la forme du simple fait de ne pas se faire complètement démolir, de parvenir à demeurer debout. Kid Dynamite ne sera jamais un Liston et il le sait. Mais il a le choix entre Charybde et Scylla, entre les câbles et l'usine. «Il s'estimait inapte aux études universitaires et connaissait suffisamment la boxe pour savoir que ses perspectives de carrière professionnelle étaient nulles comme l'avaient été celles de son père. On finissait toujours par tomber sur plus coriace et meilleur que soi.»

Les trois nouvelles suivantes, qui forment une suite, font penser au Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino. À l'entraînement dans les déserts du Sud-Ouest américain, un des membres du bataillon attrape un «coucou terrestre» (ou géocoucou de Californie, le fameux road runner) et réussit à réaliser le rêve du coyote du dessin animé: il asperge l'oiseau d'essence et l'immole devant ses camarades frappés d'une muette réprobation, ou carrément indifférents, préfigurant le sort qui les attend tous en Asie. Et les histoires se suivent: un chômeur quarantenaire vit dans le sous-sol chez sa mère cancéreuse à qui il chipe ses comprimés de morphine. Lorsqu'il la découvre morte, il la fout au congélateur, le temps de finir les doses restantes et d'honorer la prescription trouvée dans la chambre. Maladie mentale et pharmacopée composent d'ailleurs le grand thème, celui qui confère, par rapport aux illustres prédécesseurs, son autonomie à l'univers tordu dans lequel évoluent ces nouvelles. Oubliez, de Hemingway à Bukowski, les héros et antihéros adonnés à la bouteille, voici la première expression littéraire absolument convaincante de la psychopathologisation galopante et de la surmédicalisation à l'oeuvre dans notre civilisation du prêt-à-guérir.

Matthew, le Tanguy de 40 ans, très représentatif de la faune humaine qui peuple la quasi-totalité de ces histoires, alterne le café, le «Zoloft», le «Nardil» et les «combinaisons quatre et deux» (quatre comprimés de morphine plus deux Xanax) et sait «qu'on ne peut pas mélanger les anti-dépresseurs classiques avec les inhibiteurs de l'AOM». «Tout le monde est déprimé. Ça fait partie intégrante de l'humaine condition», lui lance sa génitrice, pas longtemps avant de claquer. Dans ce recueil, même les chiens font du diabète et ont droit à la seringue!

Dans une autre histoire de boxeur, le héros, après avoir conquis le titre mondial et connu l'amour fou et reconnu la fatale incompatibilité des deux: «J'aimerais qu'ils sachent que je me suis embarqué pour un voyage héroïque, un voyage mythique, que j'ai occis l'Ouragan de Tasmanie et gagné l'amour de la princesse aux cheveux d'or. Les journaleux de Boxing Illustrated parleront pas de ça.»

Et dans une nouvelle de 90 pages dont la prose enlevée et l'étourdissant dérèglement de tous les sens closent le recueil, on peut lire, comme en écho à cette conclusion: «La perspective de ce qu'avait à m'offrir l'âge adulte commençait à m'apparaître comme une succession d'horreurs — travail, mariage, enfants, et puis le grand âge où un diagnostic serait rapidement suivi d'une longue agonie [...]. Molly n'en disconvenait pas avec moi mais alors même d'elle déplorait la futilité de l'existence sur notre planète, elle exigeait plus de sexe, la chose même qui perpétuait cette satanée aventure.» Thank you, Satan.

Publicado en Le Devoir.com. 11/02/2012

Imagen: Cassius Clay noquea a Sonny Liston por el título

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