Friday, July 30, 2010
M. Flaubert, c'est moi !
par Orhan Pamuk.
Dans la dernière partie de son voyage en Orient, Gustave Flaubert, après avoir visité l'Egypte, la Palestine, le Liban et la Syrie, arriva à Istanbul en octobre 1850, avec Maxime Du Camp. Les deux amis avaient déjà voyagé ensemble auparavant, écrivant leurs expériences, et s'en étaient bien trouvés. Du Camp était un vrai ami, issu de bonne famille, efféminé, mais fiable et amoureux des arts et de la littérature. Pendant leurs voyages, Flaubert était plus occupé de lui-même, par son avenir et ses soucis. En fait de soucis, il s'agissait surtout des souffrances que lui imposait la syphilis, contractée à Beyrouth. Outre la maladie, le voyage lui-même, qui durait depuis plus d'un an, l'avait mené au bord de l'épuisement. Ses cheveux, ses dents tombaient ; il aspirait à retrouver sa maison et sa mère, sa vie à Rouen.
A Istanbul, en date du 15 décembre 1850, Flaubert écrit à sa mère ces phrases que je me répétais à moi-même à voix basse, en essayant d'y croire, alors que je n'avais pas encore atteint la trentaine : "Je me fous du monde, de l'avenir, du qu'en-dira-t-on, d'un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver."
A la fin des années 1970, alors que je vivais seul avec ma mère à Istanbul et essayais de faire publier mon premier roman, je me souviens d'avoir tenté de retrouver l'Hôtel Justiniano, à Galata, où Flaubert séjourna et où il écrivit ces mots. Je m'efforçais de le prendre pour modèle, comme lui-même l'avait fait avec ses "grands hommes". Car si l'un des dogmes de l'éthique littéraire moderne est la nécessité de se tenir à l'écart de la vie bourgeoise et de ses leurres, l'autre en est l'admiration des grands auteurs, ceux qui ont su respecter leurs voeux quasi sacerdotaux avec sincérité, et auxquels il convient de s'identifier.
L'écrivain doit se tenir à l'écart de la vie, fuir toutes les institutions, la richesse, toute vie familiale, regarder la réussite et la gloire littéraire avec suspicion. Voilà les dogmes absolus de la vocation de ce nouveau clergé séculier, et de toute la morale littéraire moderne. Le jeune homme qui se prépare à la vie difficile et ennuyeuse d'écrivain doit avoir une foi sincère dans ce sacerdoce moderne et savoir, si le succès se fait attendre (et parfois il n'arrive jamais), ne pas succomber au découragement, mais continuer, en se contentant de peu, sur la voie qu'il s'est choisie, celle de la foi en l'écriture.
Je persiste à penser que cette morale moderne d'écriture est une chose à laquelle tous les écrivains depuis le milieu du XIXe siècle ont cru, et qu'ils doivent vénérer s'ils veulent rester debout face au mercantilisme. C'est une autre des grandes réussites de Flaubert que d'avoir, en dehors du succès de ses oeuvres elles-mêmes, pu vivre en conformité avec cette morale formulée à l'âge de 29 ans.
Quand je les lisais, dans les années 1970, je pensais moi aussi, comme Flaubert, qu'il serait possible de me tenir éloigné de la vie, des succès faciles, de la société, et des puissants. De ce point de vue, Flaubert était pour moi un saint autant qu'un ermite : le premier à vrai dire de ces saints ermites de la littérature moderne qui ont tourné le dos à la vie et au succès superficiel. Joyce, Proust, Kafka, Pessoa, Walter Benjamin et Borges sont ma généalogie. Mon attachement à ces auteurs prend sa source autant dans leur refus du succès facile que dans leurs créations littéraires et dans les horizons nouveaux qu'ils ont défrichés, en cherchant à mettre le monde en mots. Et je pense toujours que, dans les pays non occidentaux en particulier, où la culture moderne du roman et de la littérature et l'habitude de lire ne sont pas enracinés, les écrivains doivent prendre exemple, pour résister et durer, sur des existences comme celle de Flaubert et s'identifier à ces modèles de sacerdoce.
Mais ces voeux comportent aussi certains problèmes. Tout d'abord, la façon dont nous vivons, le lien qui nous unit aux écrivains ermites aboutit à rejoindre, dans les cultures traditionnelles des pays non occidentaux, les formes et les expressions d'admiration, de vénération et d'adoration qu'on y voue aux saints et aux ermites. C'est de cette façon qu'a été vécu et importé en Turquie le modernisme littéraire. Je me souviens que, dans les années 1960-1970, l'admiration qu'une poignée de jeunes écrivains turcs vouaient à Kafka ressemblait à ces dévotions traditionnelles que suscitaient auparavant les fondateurs d'ermitages, et les défunts saints du soufisme. De même que ceux-là avec la vie de Kafka, je lisais la vie de Flaubert, dix ans plus tard, comme si c'était une hagiographie dans la tradition soufie.
Une des conséquences imprévues de cette éthique moderniste de la littérature, et ce type de dévotion, c'est la propension à évaluer les écrivains en fonction de leur vie, et non de leurs livres. Tous les lecteurs ont un désir commun et secret : que l'auteur qu'ils admirent ait une vie sans succès, malheureuse, et inquiète. Dans les années 1960 et 1970, des poèmes compris et appréciés de tous diminuaient plutôt qu'augmentaient l'admiration pour leur auteur.
Les rues des petits pays de second ordre, où la littérature ne se vend pas, où les journaux et les télévisions ne donnent aucune place aux livres, sont pleines de poètes et d'écrivains incorruptibles dans leur éthique moderniste, qui tirent gloire du fait que leurs livres ne se vendent pas et ne sont pas évoqués dans les journaux. Le problème fondamental que je vois dans l'adoption de cette éthique littéraire, et l'adhésion enthousiaste dont elle jouit, depuis son expression par Flaubert, parmi les connaisseurs, à Istanbul ou dans d'autres centres littéraires en dehors de l'Occident, c'est que, cent ans après, la littérature continue d'être perçue comme une chose qui n'est destinée qu'à ces mêmes connaisseurs.
Beaucoup d'écrivains, à un moment de leur vie, ont désiré, comme moi, "être Flaubert". Or parmi les écrivains qui désirent "être Flaubert", il en est à mon sens de deux sortes, et je vais résumer, en la simplifiant, cette distinction qui fait ressortir deux aspects fondamentaux de l'art du roman.
La première catégorie de flaubertiens, ce sont les admirateurs de cette voix indignée qui le caractérise. Je veux parler de cette colère, tantôt ironique, tantôt outrée, que son intelligence fait tonner contre la banalité, la médiocrité de la vie bourgeoise, sa superficialité et sa bêtise. Cette ironie prend pour cible la stupidité humaine et surtout bourgeoise, et tire sa force de l'intelligence, mais aussi du talent très particulier de parodiste de Flaubert. Au XXe siècle, les jeunes écrivains admirateurs de Flaubert attachent une grande importance à imiter cette ironie, à prendre ce ton spirituel, à arborer ce masque cynique.
Quand on lit Lolita de Nabokov, on sent, derrière les piques adressées à quelques traits saillants du rêve américain, une sensibilité de flaubertien. Mais si cette ironie est la seule force d'un roman, le bel esprit et le cynisme ont tôt fait de se changer en condescendance, en mépris de la vie des gens moyens, peu instruits, ou dont la culture est différente, dont les habitudes se démarquent des nôtres et souffrent de la comparaison. Il convient de prendre en considération ces questions, qui relèvent de l'éthique, pour comprendre la façon dont le modernisme européen est accueilli dans les pays non occidentaux.
Cependant, malgré toute sa colère et toute son ironie, Flaubert n'était pas un auteur méprisant. Il a inventé une langue qui lui permettait d'observer au plus près, à l'intérieur du roman, ses personnages, ces êtres si différents de lui. Pour s'approcher au plus près des pensées de ses personnages, Flaubert avait développé une technique, une voix narrative, particulière.
Cette voix, cette technique de narration, qui fut ensuite imitée, d'abord en France, puis dans le monde entier, et que les spécialistes de Flaubert savent mieux apprécier que ses lecteurs, est appelée "style indirect libre". Ce procédé, qu'il n'inventa pas mais qu'il développa, consiste à ne pas dissocier les pensées des personnages du milieu et des événements qui les entourent et qui leur sont familiers. Ce "style indirect libre" a eu une grande influence dans beaucoup de pays non-occidentaux comme la Turquie, où l'art du roman et le langage narratif moderne ne se sont développés, et n'ont été pratiqués et appréciés qu'après l'époque de Flaubert.
Le Flaubert que j'aime et que j'admire, celui auquel je m'identifie, c'est ce deuxième écrivain, ce grand auteur qui a su inventer de nouveaux chemins pour parvenir, dans les vastes cadres et les décors du roman, mais aussi parfois en quelques mots seulement, jusqu'au coeur de ses personnages. Et seul un écrivain capable de cette compréhension, de cette profonde tendresse envers les personnages que réclame l'art du roman pouvait déclarer : "Madame Bovary, c'est moi !"
Mais le Flaubert ironique et désobligeant dont je viens aussi de parler n'est jamais bien loin du Flaubert sentimental. Et il n'est pas du tout difficile, pour un lecteur qui aime Flaubert, de se représenter celui-ci comme deux parties d'un seul coeur. Et quant à moi j'ai toujours voulu, comme bien d'autres écrivains, m'identifier à la fois à l'écrivain en colère, irritable, et à celui qui, nourrissant une telle tendresse pour ses semblables, les comprend mieux que quiconque. Si bien qu'à chaque fois que je le relis, je m'entends dire : "M. Flaubert, c'est moi !"
Traduit du turc par Gilles Authier.
Publicado en Le Monde, Francia, 2004
Imagen: Dans les pas de Flaubert...
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