Monday, July 22, 2013

Guillermo del Toro, à l'ombre des géants

Arnaud Bordas

Dans le registre du cinéma populaire, peu nombreux sont les cinéastes sur qui les barrières culturelles ne semblent pas avoir de prise. Naguère ovationné au Festival de Cannes pour un petit film d'auteur fantastique tourné en Espagne (Le Labyrinthe de Pan, standing ovation de 20 minutes en 2006 pour ce sombre conte mélangeant créatures merveilleuses et miliciens franquistes durant la guerre civile), Guillermo del Toro est de retour avec - rien à voir! - un blockbuster hollywoodien sur la guerre futuriste que les humains, armés de robots géants dirigés par des pilotes, livrent à de gigantesques monstres sortis du fond des océans. Le genre de grosses productions estivales dont la plupart des cinéphiles distingués regardent l'affiche en se bouchant le nez. Evidemment, Del Toro est loin de ce genre de considérations snobinardes. Epuisé par le travail gigantesque accompli ces deux dernières années, il nous accueille néanmoins avec sa bonhomie coutumière dans la suite d'un luxueux hôtel londonien. Très fier de son nouveau (gros) bébé: «Si je devais mourir demain, nous confie-t-il d'entrée en souriant, et que vous deviez voir seulement deux de mes films, je vous conseillerais Le Labyrinthe de Pan et Pacific Rim
Véritable chaînon manquant entre Luis Buñuel et James Cameron (deux metteurs en scène qu'il admire et cite volontiers), Del Toro manifeste la même passion à l'égard des classiques de la Cinémathèque qu'envers les plus grands jeux vidéo. Ceux qui verraient dans son Pacific Rim un ersatz de Transformers ou d'un autre blockbuster bruyant et superficiel se tromperaient lourdement. Son film s'inscrit avant tout dans une longue tradition de la science-fiction japonaise, celle des films et des mangas mettant en scène des mechas (robots géants pilotés par des humains) et des monstres géants (comme le célèbre lézard atomique Godzilla, né du traumatisme d'Hiroshima). Amoureux sincère de ce genre de cinéma, Del Toro y voit un matériau noble dont la mythologie très riche peut constituer un bon moyen de revivifier le cinéma hollywoodien de divertissement actuel. A l'heure où la monochromie règne dans la plupart des blockbusters (voir le récent Man of Steel et ses tons bleu gris), il cite aussi comme références des classiques des premiers temps de la couleur commeLe Livre de la jungle de Zoltan Korda. «Je tenais à ce que l'esthétique du film soit presque irréelle, admet le cinéaste. Cela donne un aspect de conte à l'ensemble, comme dans cette scène du flash-back à Tokyo où la petite fille s'apparente à une princesse sauvée par un chevalier.»
Des robots géants futuristes vus comme des chevaliers des temps anciens ; et donc les Kaijus, ces léviathans qui émergent des abysses océaniques, apparaissant comme des dragons d'un nouveau genre: pourquoi pas? Doté d'une érudition tentaculaire, Del Toro convoque comme autres sources d'inspiration les films de guerre classiques sur la Seconde Guerre mondiale, l'auteur de comics Richard Corben, le peintre réaliste américain George Bellows, le célèbre peintre japonais Hokusai ou le tableau espagnol Le Colosse, longtemps attribué à Francisco Goya, comme «l'image primordiale»qui l'a «aidé à définir l'aspect visuel du film».
On le voit, le réalisateur a décidé de s'emparer des forges hollywoodiennes pour en faire sortir une nouvelle sorte de spectacle, une aventure épique pleine de pureté et d'émotion qui brise le moule actuel du genre, façonné la plupart du temps sur des adaptations de BD, de séries télé, de jouets ou de franchises déjà existantes. «Pacific Rim est certes un blockbuster estival, je ne vais pas dire le contraire, mais l'originalité du sujet, le casting et le look du film ont néanmoins été définis à l'encontre de cela. Vous pouvez le voir ou ne pas le voir, mais c'est ainsi. C'est comme la boîte de soupe Campbell peinte par Andy Warhol: cela reproduit une boîte de conserve mais ce n'est pas du tout une boîte de conserve!» Les studios Legendary Pictures et Warner Bros ont bien compris l'approche novatrice du cinéaste, lui laissant une liberté créative totale malgré la pression commerciale due à la taille démesurée du projet (200 millions de dollars de budget).«Une vraie bénédiction»pour Del Toro, qui a pu se ressourcer après quatre années passées à monter des projets qui n'ont pas abouti, comme cette adaptation chère à son cœur du roman Les Montagnes hallucinées, de Lovecraft, projet de film d'horreur pharaonique qui met aux prises des scientifiques avec d'anciennes divinités mal intentionnées dans les glaces de l'Antarctique.
Chantre des monstres et des créatures merveilleuses, le réalisateur a particulièrement soigné la représentation de ses titanesques Kaijus. L'origine de son goût pour les monstres, qui remonte à l'enfance? «Ils sont la chose la plus proche de mon cœur. Dans un certain sens, ils sont ma religion. Je pense sincèrement que plus vous en savez sur eux, sur leurs sources littéraires, sur leurs origines artistiques et cinématographiques, mieux vous arrivez à cerner une part essentielle de la compréhension humaine de l'Univers. Ils sont une métaphore qui nous aide à appréhender des notions abstraites comme l'existence, le bien, le mal…»
Avec une telle approche, on comprendra aisément que Pacific Rim s'impose comme l'un des représentants majeurs de cette culture de l'imaginaire encore regardée de haut par une certaine intelligentsia. Autre grand admirateur de Lovecraft, Michel Houellebecq écrivait dans son essai sur l'écrivain américain: «Le XXe siècle restera peut-être comme un âge d'or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles.» Guillermo Del Toro, lui, vient de prouver que, si tout le monde suit ce que lui et James Cameron font, le XXIe siècle risque bien d'être le même genre d'âge d'or pour le cinéma de science-fiction.
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De LE FIGARO (Francia), 19/07/2013
Fotografía: Guillermo del Toro

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