Wednesday, July 30, 2014

La vraie vie du Petit Prince


MAXIME ROVERE

Il est tout simplement le livre de littérature le plus lu et le plus traduit dans le monde : le Petit Prince, chef-d'œuvre de Saint-Exupéry, est l'icône absolue de l'enfant philosophe, de la tendresse qui ne pèse pas, du cœur doux et franc, tout empli de nuances pastel, à l'image des aquarelles originales dont la technique résume, à elle seule, ce personnage délicat. Universellement, on l'aime : traduit en 270 langues, vendu à plus de 150 millions d'exemplaires à travers le monde, le conte fait partie de ces rares livres qui peuvent prétendre avoir touché ce que l'humanité partage d'universel. Depuis sa publication à New York dans une édition en français et en anglais, le 6 avril 1943, chez l'éditeur américain Reynal & Hitchcock, son succès n'a cessé d'ignorer les frontières et les barrières des langues. 

Tandis qu'il fête son soixante-dixième anniversaire, ce double enfantin de Saint-Exupéry peut montrer au public de nouvelles facettes. Car, on le sait trop peu, il fait partie de ces rares personnages qui ont une vie en dehors de leur propre fiction. Né bien avant le livre dont il est le héros, il a traversé sous la plume de l'écrivain aviateur, d'un griffonnage à l'autre, plusieurs vies parallèles. 

Moins pures peut-être que les épisodes de son conte, elles n'ont jamais été vraiment racontées pour elles-mêmes : les commémorations ramènent toujours le personnage au conte, et c'est bien dommage. Les dessins qui le représentent, éparpillés entre un recueil publié par Gallimard en 2006 (Saint-Exupéry. Dessins, aquarelles, pastels, plumes et crayons) et un autre en 2008 (Lettres à l'inconnue), racontent pourtant des aventures qui rendent plus attachant encore ce petit garçon de rêve. 

La Belle Histoire du Petit Prince, recueil anniversaire où des extraits de textes anciens (Philippe Forest, Hayao Miyazaki, Joann Sfar...) complètent quelques études d'histoire littéraire, approche à sa manière ce petit miracle : un personnage presque autonome, promeneur inattendu dans la vie de son auteur. 


UNE GRANDE SOLITUDE
« Dans tous les contes de fées, remarquait l'auteur de Mary Poppins, Pamela Travers, dans le New York Herald Tribune du 11 avril 1943, l'auteur finit toujours par livrer son secret. Quelquefois, c'est voulu, quelquefois, involontaire. Mais c'est une règle immuable qui régit les contes de fées, il faut fournir la clé. Telle est la loi à laquelle Antoine de Saint-Exupéry ne s'est pas dérobé avec son nouveau livre le Petit Prince. Et, ce secret, il nous le dévoile dès le chapitre II : « J'ai ainsi vécu seul sans personne avec qui parler véritablement », dit-il. » 

On ne saurait mieux résumer de quoi naquit le Petit Prince. Un fort ennui, une grande solitude. Saint-Exupéry semble avoir emporté ces deux affects partout avec lui. Jeune soldat, il écrit : « Mon opinion sur le métier militaire est qu'il n'y a rigoureusement rien à foutre - du moins dans l'aviation. Apprendre à saluer, jouer au football et puis s'embêter des heures durant les mains dans les poches, cigarette éteinte aux lèvres. »

Huit ans plus tard, directeur de l'exploitation de la compagnie Aeroposta Argentina, l'auteur confesse : « Je me sens alourdi et vieilli par un rôle que je n'ai pas désiré. J'ai un réseau de 3 800 km qui me suce, seconde par seconde, tout ce qui me restait de jeunesse et de liberté bien aimée » (cité par Virgil Tanase, Saint-Exupéry). 

Alors, partout, tout le temps, l'aviateur griffonne des formes humaines destinées à refléter son état d'esprit. Curieusement, l'une des premières esquisses qui présagent de son style d'écrivain dessinant, tel qu'on le verra à l'œuvre dans le Petit Prince, est un portrait de femme retrouvé dans les feuillets d'Hélène de Vogüé (1908-2003). Les cheveux courts, ébouriffés, rassemblés en grandes mèches graphiques, annoncent la belle chevelure d'or du voyageur céleste. Mais ils rappellent aussi les dessins plus figuratifs où les rêveries d'Antoine se cristallisent sur l'une de ses premières liaisons extraconjugales. 

Dans un Nu de femme de trois quarts aux cheveux rouges, dont les cheveux sont également traités en épis, la fantaisie de la couleur rehausse une présence léonine, tempérée par de mignons petits seins. Est-ce à dire, à la lumière de ces rêveries, que le Petit Prince aurait pu naître femme ? « Le Petit Prince, remarque Delphine Lacroix, responsable de la fondation Succession Saint-Exupéry, même s'il fait référence au petit garçon qu'était son auteur, n'est pas un personnage sexué : au théâtre, il est souvent interprété par des jeunes filles ! » 


RÂLEUR, NOCEUR, DRAGUEUR 
Cependant, au long des années 30, l'univers graphique de «Saint-Ex» continuait de se répandre sur toutes sortes de feuilles, le plus souvent volantes, dans les marges des journaux, des lettres, des billets. D'où vient leur force émotionnelle ? De leur absence de prétention : l'écrivain ne sait pas dessiner, mais, régulièrement, il laisse la ligne prendre le relais des mots. En 1938 ou 1939, il abandonne ainsi à la porte de son ami Léon Werth, futur dédicataire du Petit Prince, le dessin d'un personnage au sourcil froncé exprimant son agacement, alors qu'il venait retrouver ses amis : « Ils sont partis ! » Impatient, exigeant, volontiers soupe-au-lait... Pas facile, le Petit Prince ! 

Pourtant, il est aussi un excellent convive - surtout après la publication de 1943, qui transforme le petit personnage en héros de conte, et les petits gribouillages en belles aquarelles. Car la vie, la vraie vie, ne s'arrête pas là. Quelques mois plus tard, alors qu'Antoine de Saint-Exupéry vient de rejoindre l'Algérie pour y reprendre du service (« I want to die for France », explique-t-il aux Américains), il compose avec son double enfant un carton d'invitation humoristique : le Petit Prince, ayant laissé son étoile de côté, convie ses amis... aux funérailles d'un cochon, dont ils seront le tombeau. L'humour noir, ici, se mêle à un appel vibrant à l'amitié et aux plaisirs de la table, dernière conjuration contre la détresse. 


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Dessin original présenté à l'occasion des 70 ans du Petit Prince de Saint-Exupéry - Francois Mori/AP/SIPA

Ou plutôt, avant-dernière. Car, dans son ultime apparition, on surprend le Petit Prince à conter fleurette à une tout autre plante que sa rose. Nous sommes en mai 1943. Saint Exupéry, accompagné par son ami imaginaire, rencontre dans un train, entre Oran et Alger, une ravissante jeune femme. L'écrivain a 42 ans, l'inconnue en a 23. Elle est mariée, et lui aussi. Alors commence un jeu d'étrange dédoublement. 

Dans les lettres qu'il adresse à celle qu'il rêve de conquérir, Saint-Ex laisse le Petit Prince faire ses avances à la jeune femme, comme si la créature se substituait à son créateur. Plaintif : « C'est triste, on ne pense pas à me téléphoner », se lamente l'ange blond. Menaçant : « Dépêchez-vous de me téléphoner si vous ne voulez pas que je sois tout à fait infidèle. » Boudeur : « Elle n'est jamais là quand je l'appelle... Le soir, elle n'est jamais rentrée non plus... Elle ne téléphone pas... Je me brouille avec elle ! » La tête et l'écharpe du gardien d'étoile en viennent à remplacer la signature de Saint-Ex, comme si l'assimilation de l'homme aux caprices d'un garçon arrivait à son comble - jusqu'à risquer la phrase fatale : « Le Petit Prince est mort. » En quoi Saint-Ex se trompe. Ce ne sont pas les créatures qui meurent.


ET TOUJOURS INNOCENT
Là est au fond la véritable histoire du Petit Prince : un moment vient où rien ne peut faire déchoir un personnage devenu immortel. D'ailleurs, plusieurs apparitions annexes du Petit Prince montrent qu'il garda toujours sa belle âme. En témoignent plusieurs dessins offerts par Saint-Ex à New York, en 1942, à Marie-Sygne Claudel, la petite-fille de Paul Claudel. Hébergé par la famille, l'écrivain à cette époque travaillait la nuit, fumait beaucoup et buvait un café après l'autre. 

La petite Marie-Sygne, qui avait alors à peine plus de 4 ans, se réveillait tôt, et venait au petit matin surprendre le travailleur en bout de course. Il lui offrait des dessins, ou les lui laissait sur la table s'il ne la croisait pas. L'histoire du Petit Prince, qui exprime tous les espoirs et les tristesses de la tendresse, se trouve dans ce don d'un créateur déjà parti - emportant avec lui toutes les imperfections contre lesquelles il luttait sans relâche. 

« Quand je lis quelque part une citation de moi, écrivait-il, c'est que toujours, toujours et toujours il s'agit d'une phrase que j'ai refaite 125 fois. On ne voit aucune différence apparente, appréciable, entre la première et la dernière version. La dernière peut même, du point de vue du pittoresque, apparaître comme déficitaire - mais elle est nouée en profondeur. Elle est une graine. L'autre était un jouet pour la journée. Je ne me suis jamais, jamais et jamais trompé là-dessus. »  

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De MARIANNE, 28/04/2013

Foto: Antoine de Saint-Exupéry

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