SÉBASTIEN LOPOUKHINE
Jacques Rossi était le Français du goulag. Comment ce
communiste sincère, agent du Komintern, qui était prêt à "se jeter du haut
de la tour Eiffel si le parti le lui demandait", a-t-il fini par passer
vingt-quatre ans dans les camps de Staline ? Retour sur un destin hors du
commun.
Lorsqu’ils ne mouraient pas de faim, de froid ou
d’épuisement, les séjours des prisonniers dans les camps étaient prolongés par
des exils forcés dans d’autres régions de l’Union Soviétique. Institution à
broyer les hommes, le goulag a détenu vingt millions de personnes selon
l’historien Nicolas Werth. Certains ont eu la chance de revenir vivants et
parmi eux, des prisonniers devenus célèbres comme Alexandre Soljenitsyne dont
on s’apprête à fêter le centième anniversaire, ou Varlam Chalamov. Avec leurs œuvres devenues
universelles, ils ont tenté de raconter l’expérience du goulag, cette
"école négative de la vie". À côté de ces monuments, figure un
Français, quasi inconnu : Jacques Rossi. Il aura passé vingt-quatre ans de
sa vie dans les camps. Vingt-quatre années durant lesquelles il aura tout
enduré, tout consigné et espéré pouvoir revenir un jour en France. Il est un
grand témoin du XXe siècle et son histoire est extraordinaire.
Les
principaux camps du Goulag entre 1923 et 1961. Photo que l'on peut voir
au musée du goulag à Moscou• Crédits : Fine Art Images/Heritage
Image - Getty
Né à
Bourg-en-Bresse en 1909, Jacques Rossi se souvient du "plus jamais
ça" qui suivit la Première Guerre mondiale. Il vit alors à Varsovie
avec sa mère et son beau-père. Très jeune, il prend conscience des injustices
sociales et à 17 ans, il s'inscrit au PC polonais clandestin. Jacques Rossi se
sent investi d'une mission de militant révolutionnaire : renverser l'ordre
bourgeois et capitaliste. Condamné à neuf mois de prison pour avoir distribué
des tracts antimilitaristes et pro-bolcheviques, Jacques Rossi est approché par
le Komintern à sa libération. Ses dons de polyglotte (il parle dix langues) lui
permettent d'être recruté. Il adhère alors corps et âme à la Révolution
prolétarienne.
Il va sillonner l'Europe sous des identités d'emprunts,
"des documents cachés dans ses chaussures", remplissant mille
missions secrètes, avant d'être subitement "rappelé au village",
alors qu'il se trouvait, agent clandestin, derrière la frontière espagnole. Arrivé à Moscou, il est arrêté,
interrogé et torturé. Condamné pour "espionnage au profit de la France et
de la Pologne", Jacques Rossi est happé par le Goulag jusqu'en 1961... Son
dossier ressemble à celui de millions de goulagiens : monté de toutes
pièces. Jacques Rossi ne reviendra en France qu'en 1985 avec, dans ses bagages,
un manuscrit écrit en russe, Le Manuel du Goulag, qui paraît en
France en 1997. En 1999, le producteur Jean-Marc Turine réalisait une
série de cinq entretiens avec ce grand témoin du XXe siècle.
C'est de
son enfance marquée par la Grande Guerre et le "Plus jamais ça !" qui
suivit, dont s'entretenait Jacques Rossi dans le premier volet de ces
entretiens. Né en France mais élevé en Pologne dans une famille bourgeoise, cet
enfant plutôt chétif, épris de justice sociale, va se montrer très vite attiré
par la pensée révolutionnaire.
Je me
souviens de ces mots des grandes personnes, les yeux levés vers le ciel :
"Plus jamais ça !". Ça m’a vraiment impressionné. Je ne savais pas
que c’était vraiment la guerre, j’étais dans une famille qui était assez bien
matériellement, mais j’ai retenu ces mots et je crois que c’est ainsi que je
peux expliquer cet engouement pour la gauche. C’était l’idée de se mettre du
côté de celui qui est maltraité, faire en sorte que les guerres ne se répètent
plus. Je me souviens vaguement que les grandes personnes parlaient de cette
Russie, de ce Lénine qu’on ne connaissait pas. C’était très exotique, nouveau.
La justice sociale, je la connaissais déjà à 12 ou 13 ans car je lisais mon
Rousseau assez tôt. Le changement entre Varsovie et la France me permettait
d’apercevoir des changements, des contrastes sociaux. Dans les terres de mon
beau-père polonais, une vieille paysanne venait me baiser la main ! C’était
en 1920 peut-être. Je ne crois pas que ce soit encore possible aujourd’hui.
C’est tout à fait normal que je devins communiste. Le parti était illégal,
alors on n’adhère pas. C’est le parti qui vous regarde, de loin, de près et
puis il vous propose. C’était mon cas. J’étais tout à fait fier !
Le
"rappel au village" : le retour à Moscou
"Rentrez
au village !" À l'écoute de son émetteur clandestin qui le relie au
Komintern, alors qu'il est en mission en 1937 en Espagne, Jacques Rossi
comprend tout de suite qu'il est soudainement rappelé à Moscou, sans qu'aucune
raison lui soit donnée. Sa camarade Maria, qui joue le rôle de son épouse au
cours de cette opération, tente de l'en dissuader. Nous sommes en pleines
purges en Union Soviétique, et elles moissonnent. Mais un soldat du prolétariat
ne discute pas les consignes. Sa vie bascule. Jacques Rossi relate la
répression au sein du parti communiste, et nous fait part de ses convictions
intimes.
Quand on vous envoie innocent dans les camps, vous
retenez tout ce qui est écrit sur les billets qu’on vous a laissé voir. On a
été plus de 600 expédiés lors d’une même séance. Et plus tard, lorsque que j’ai
été envoyé dans les camps de Norilsk, là j’ai rencontré encore d’autres
centaines et centaines qui avaient été jugés par la même session de cette
commission. Si à cette
époque j'avais soupçonné mon meilleur camarade de trahison, certainement je
l’aurais dénoncé […]. Pourquoi la purge ? Il fallait des boucs
émissaires pour expliquer pourquoi le projet ne marchait pas. On arrêtait dans
toutes les sphères : les beaux-arts, l’industrie, l’agriculture… Il
fallait montrer à l’opinion publique qu’il y avait des ennemis du peuple,
expliquer aux Soviétiques, pourquoi, vingt ans après la victoire de la plus
grande révolution mondiale, ils vivaient dans cette misère.
La déportation au goulag
Arrêté à la veille de son mariage, accusé d'espionnage,
condamné sans jugement comme des millions d’autres, Jacques Rossi est déporté
vers le goulag par un train spécial. "Moi, je n'étais pas victime du
stalinisme parce que j'étais pour Staline !" explique Jacques
Rossi qui face à cette machine monstrueuse ne peut se résoudre à y croire. Il
écope d'une première condamnation à huit ans. À partir de là, il va passer par
toutes les phases de la décontamination idéologique : "Mon
arrestation, c’est sûrement une erreur !" pense-t-il d'abord.
Puis : "Staline ne peut pas être au courant !".
Douloureuse décantation, au regard du formidable espoir suscité par le
communisme chez des millions d’hommes de bonne foi... Dans ce troisième
entretien, Jacques Rossi revient, entre autres, sur les conditions de vie qu'il
a endurées :
Appliquer
la norme de travail strictement, ça veut dire vous tuer. Tuer lentement. Si
vous devez faire un travail pour lequel vous n’êtes pas qualifié, ou bien pour
lequel vous êtes trop faible parce que mal nourri, mal vêtu et que nous n'y
parvenez pas, le lendemain, vous recevez une ration de pain un peu moindre pour
vous punir. Après ça, votre rendement baisse encore, vous recevez alors une
plus petite ration jusqu’à ce que vous creviez de faim. Il n’y a rien à faire,
il ne peut pas y avoir de miracle. On était très mal vêtus. Les vêtements que
l’on portait étaient en coton, doublé. C’est pour ça qu’en hiver, lorsqu’il
faisait moins vingt à moins quarante degrés, il fallait toujours travailler,
car dès que l’on s’arrêtait, on gelait. Toutes les deux heures, nous
avions le droit de nous chauffer pendant cinq minutes près d’un feu.
La "libération" du camp, direction Samarkand
6 mars 1953, mort de Staline. Entre le 6 et le 9 mars, jour
de ses obsèques, le Père des peuples emportera avec lui dans sa mort plus de
1500 hommes et femmes, piétinés ou étouffés victimes de scènes d’hystérie
collective. Khroutchev arrive
au pouvoir et le XXe congrès du Parti communiste en 1956 amorce la
"déstalinisation" de la société russe. En cette période
tumultueuse et incertaine Jacques Rossi a 47 ans, dont 19 passés au goulag. Il
est théoriquement libéré et ramené à Moscou : "_C’était la
première fois depuis depuis 1937, soit presque vingt ans auparavant, que
j’étais semi-libre"_. Mais le système n'en a pas fini avec lui...
Jacques Rossi est en fait "soi-disant libéré" et il faut
se décider car une personne qui ne peut justifier d’un domicile fixe
est "gouléguisable". Il faut choisir un lieu de résidence.
- Où vous-voulez aller ?
- Moscou
- C’est interdit
- Alors Leningrad
- C’est interdit
- Odessa
- C’est interdit
J’ai cité une une quinzaine de villes dont j’avais entendu parlé, mais la réponse ne variait pas. Alors pour gagner du temps, j’ai demandé poliment : Pourriez-vous me donner la liste des villes autorisées, parce que l’URSS, c’est grand.
- Impossible, cette liste est secrète.
Finalement comme j’étais orientaliste de formation, à la quarantième ou cinquantième ville, j’ai dit Samarkand. "Oui, ça va" a répondu le sergent. Située à 5000 km, ce n’est pas la ville où j’aurais voulu aller pour me rendre à Paris (rires).
- Moscou
- C’est interdit
- Alors Leningrad
- C’est interdit
- Odessa
- C’est interdit
J’ai cité une une quinzaine de villes dont j’avais entendu parlé, mais la réponse ne variait pas. Alors pour gagner du temps, j’ai demandé poliment : Pourriez-vous me donner la liste des villes autorisées, parce que l’URSS, c’est grand.
- Impossible, cette liste est secrète.
Finalement comme j’étais orientaliste de formation, à la quarantième ou cinquantième ville, j’ai dit Samarkand. "Oui, ça va" a répondu le sergent. Située à 5000 km, ce n’est pas la ville où j’aurais voulu aller pour me rendre à Paris (rires).
La vie
après le goulag, après l'URSS
"Je
vais peut-être me vanter excusez-moi, mais je crois avoir résisté un peu. Je ne
suis pas cassé il me semble." Au cours de cet ultime entretien Jacques Rossi, qui a 90 ans lors
de l’enregistrement de cette conversation, fait le bilan de sa vie, et donne
son avis sur le régime soviétique avec cet humour si particulier qui lui a
permis de tenir peut-être, d’avoir le courage de renoncer à ses illusions sans
nul doute.
La vie
n’a jamais été interrompue. J’ai rencontré des gens qui étaient en prison et
qui avaient pris l’habitude de dire, ce sont des années perdues. Je crois que
si vous avez des choses dans votre cœur et dans votre tête, vous vivez tant que
vous respirez. Ce n’est pas toujours commode bien sûr. Vous vous êtes gâtés,
vous vivez dans le luxe du premier monde, le monde développé. Si bien que s’il
vous manque quelque chose, vous êtes malheureux. J’ai appris beaucoup de
choses au goulag. Tout d’abord combien on est rien. Avec tous les services dont
nous disposons ici en France, santé, etc… on est convaincus de notre
importance. Mais si on a l’expérience du tiers-monde, ce qui n’était pas mon
cas puisque j’étais au goulag, mais ça y ressemble, on finit par comprendre que
l’on est rien du tout. Du moment où on a le droit de respirer, c’est déjà quelque
chose (rires). Je n’ai pas repris ma vie en sortant, c’est votre conception. Si
vous avez votre contenu dans votre cœur, dans votre esprit, vous vivez
toujours. L’homme est un animal comme les autres, il veut survivre.
_____
De FRANCE CULTURE,
27/11/2018
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