Sunday, January 13, 2019

Jacques Rossi, le Français qui a fait 24 ans de goulag

SÉBASTIEN LOPOUKHINE

Jacques Rossi était le Français du goulag. Comment ce communiste sincère, agent du Komintern, qui était prêt à "se jeter du haut de la tour Eiffel si le parti le lui demandait", a-t-il fini par passer vingt-quatre ans dans les camps de Staline ? Retour sur un destin hors du commun.

Lorsqu’ils ne mouraient pas de faim, de froid ou d’épuisement, les séjours des prisonniers dans les camps étaient prolongés par des exils forcés dans d’autres régions de l’Union Soviétique. Institution à broyer les hommes, le goulag a détenu vingt millions de personnes selon l’historien Nicolas Werth. Certains ont eu la chance de revenir vivants et parmi eux, des prisonniers devenus célèbres comme Alexandre Soljenitsyne dont on s’apprête à fêter le centième anniversaire, ou Varlam Chalamov. Avec leurs œuvres devenues universelles, ils ont tenté de raconter l’expérience du goulag, cette "école négative de la vie". À côté de ces monuments, figure un Français, quasi inconnu : Jacques Rossi. Il aura passé vingt-quatre ans de sa vie dans les camps. Vingt-quatre années durant lesquelles il aura tout enduré, tout consigné et espéré pouvoir revenir un jour en France. Il est un grand témoin du XXe siècle et son histoire est extraordinaire.

Les principaux camps du Goulag entre 1923 et 1961. Photo que l'on peut voir au musée du goulag à Moscou• Crédits : Fine Art Images/Heritage Image - Getty

Né à Bourg-en-Bresse en 1909, Jacques Rossi se souvient du "plus jamais ça" qui suivit la Première Guerre mondiale. Il vit alors à Varsovie avec sa mère et son beau-père. Très jeune, il prend conscience des injustices sociales et à 17 ans, il s'inscrit au PC polonais clandestin. Jacques Rossi se sent investi d'une mission de militant révolutionnaire : renverser l'ordre bourgeois et capitaliste. Condamné à neuf mois de prison pour avoir distribué des tracts antimilitaristes et pro-bolcheviques, Jacques Rossi est approché par le Komintern à sa libération. Ses dons de polyglotte (il parle dix langues) lui permettent d'être recruté. Il adhère alors corps et âme à la Révolution prolétarienne. 

Il va sillonner l'Europe sous des identités d'emprunts, "des documents cachés dans ses chaussures", remplissant mille missions secrètes, avant d'être subitement "rappelé au village", alors qu'il se trouvait, agent clandestin, derrière la frontière espagnole. Arrivé à Moscou, il est arrêté, interrogé et torturé. Condamné pour "espionnage au profit de la France et de la Pologne", Jacques Rossi est happé par le Goulag jusqu'en 1961... Son dossier ressemble à celui de millions de goulagiens : monté de toutes pièces. Jacques Rossi ne reviendra en France qu'en 1985 avec, dans ses bagages, un manuscrit écrit en russe, Le Manuel du Goulag, qui paraît en France en 1997. En 1999, le producteur Jean-Marc Turine réalisait une série de cinq entretiens avec ce grand témoin du XXe siècle.

C'est de son enfance marquée par la Grande Guerre et le "Plus jamais ça !" qui suivit, dont s'entretenait Jacques Rossi dans le premier volet de ces entretiens. Né en France mais élevé en Pologne dans une famille bourgeoise, cet enfant plutôt chétif, épris de justice sociale, va se montrer très vite attiré par la pensée révolutionnaire.

Je me souviens de ces mots des grandes personnes, les yeux levés vers le ciel : "Plus jamais ça !". Ça m’a vraiment impressionné. Je ne savais pas que c’était vraiment la guerre, j’étais dans une famille qui était assez bien matériellement, mais j’ai retenu ces mots et je crois que c’est ainsi que je peux expliquer cet engouement pour la gauche. C’était l’idée de se mettre du côté de celui qui est maltraité, faire en sorte que les guerres ne se répètent plus. Je me souviens vaguement que les grandes personnes parlaient de cette Russie, de ce Lénine qu’on ne connaissait pas. C’était très exotique, nouveau. La justice sociale, je la connaissais déjà à 12 ou 13 ans car je lisais mon Rousseau assez tôt. Le changement entre Varsovie et la France me permettait d’apercevoir des changements, des contrastes sociaux. Dans les terres de mon beau-père polonais, une vieille paysanne venait me baiser la main ! C’était en 1920 peut-être. Je ne crois pas que ce soit encore possible aujourd’hui. C’est tout à fait normal que je devins communiste. Le parti était illégal, alors on n’adhère pas. C’est le parti qui vous regarde, de loin, de près et puis il vous propose. C’était mon cas. J’étais tout à fait fier !

Le "rappel au village" : le retour à Moscou
"Rentrez au village !" À l'écoute de son émetteur clandestin qui le relie au Komintern, alors qu'il est en mission en 1937 en Espagne, Jacques Rossi comprend tout de suite qu'il est soudainement rappelé à Moscou, sans qu'aucune raison lui soit donnée. Sa camarade Maria, qui joue le rôle de son épouse au cours de cette opération, tente de l'en dissuader. Nous sommes en pleines purges en Union Soviétique, et elles moissonnent. Mais un soldat du prolétariat ne discute pas les consignes. Sa vie bascule. Jacques Rossi relate la répression au sein du parti communiste, et nous fait part de ses convictions intimes.

Quand on vous envoie innocent dans les camps, vous retenez tout ce qui est écrit sur les billets qu’on vous a laissé voir. On a été plus de 600 expédiés lors d’une même séance. Et plus tard, lorsque que j’ai été envoyé dans les camps de Norilsk, là j’ai rencontré encore d’autres centaines et centaines qui avaient été jugés par la même session de cette commission. Si à cette époque j'avais soupçonné mon meilleur camarade de trahison, certainement je l’aurais dénoncé […]. Pourquoi la purge ? Il fallait des boucs émissaires pour expliquer pourquoi le projet ne marchait pas. On arrêtait dans toutes les sphères : les beaux-arts, l’industrie, l’agriculture… Il fallait montrer à l’opinion publique qu’il y avait des ennemis du peuple, expliquer aux Soviétiques, pourquoi, vingt ans après la victoire de la plus grande révolution mondiale, ils vivaient dans cette misère.

La déportation au goulag
Arrêté à la veille de son mariage, accusé d'espionnage, condamné sans jugement comme des millions d’autres, Jacques Rossi est déporté vers le goulag par un train spécial. "Moi, je n'étais pas victime du stalinisme parce que j'étais pour Staline !" explique Jacques Rossi qui face à cette machine monstrueuse ne peut se résoudre à y croire. Il écope d'une première condamnation à huit ans. À partir de là, il va passer par toutes les phases de la décontamination idéologique : "Mon arrestation, c’est sûrement une erreur !" pense-t-il d'abord. Puis : "Staline ne peut pas être au courant !". Douloureuse décantation, au regard du formidable espoir suscité par le communisme chez des millions d’hommes de bonne foi... Dans ce troisième entretien, Jacques Rossi revient, entre autres, sur les conditions de vie qu'il a endurées :

Appliquer la norme de travail strictement, ça veut dire vous tuer. Tuer lentement. Si vous devez faire un travail pour lequel vous n’êtes pas qualifié, ou bien pour lequel vous êtes trop faible parce que mal nourri, mal vêtu et que nous n'y parvenez pas, le lendemain, vous recevez une ration de pain un peu moindre pour vous punir. Après ça, votre rendement baisse encore, vous recevez alors une plus petite ration jusqu’à ce que vous creviez de faim. Il n’y a rien à faire, il ne peut pas y avoir de miracle. On était très mal vêtus. Les vêtements que l’on portait étaient en coton, doublé. C’est pour ça qu’en hiver, lorsqu’il faisait moins vingt à moins quarante degrés, il fallait toujours travailler, car dès que l’on s’arrêtait, on gelait. Toutes les deux heures, nous avions le droit de nous chauffer pendant cinq minutes près d’un feu.

La "libération" du camp, direction Samarkand
6 mars 1953, mort de Staline. Entre le 6 et le 9 mars, jour de ses obsèques, le Père des peuples emportera avec lui dans sa mort plus de 1500 hommes et femmes, piétinés ou étouffés victimes de scènes d’hystérie collective. Khroutchev arrive au pouvoir et le XXe congrès du Parti communiste en 1956 amorce la "déstalinisation" de la société russe. En cette période tumultueuse et incertaine Jacques Rossi a 47 ans, dont 19 passés au goulag. Il est théoriquement libéré et ramené à Moscou : "_C’était la première fois depuis depuis 1937, soit presque vingt ans auparavant, que j’étais semi-libre"_. Mais le système n'en a pas fini avec lui... Jacques Rossi est en fait "soi-disant libéré" et il faut se décider car une personne qui ne peut justifier d’un domicile fixe est "gouléguisable". Il faut choisir un lieu de résidence.

- Où vous-voulez aller ?                            
- Moscou                            
- C’est interdit                            
- Alors Leningrad                            
- C’est interdit                            
- Odessa                            
- C’est interdit                            
J’ai cité une une quinzaine de villes dont j’avais entendu parlé, mais la réponse ne variait pas. Alors pour gagner du temps, j’ai demandé poliment : Pourriez-vous me donner la liste des villes autorisées, parce que l’URSS, c’est grand.                            
- Impossible, cette liste est secrète.                            
Finalement comme j’étais orientaliste de formation, à la quarantième ou cinquantième ville, j’ai dit Samarkand. "Oui, ça va" a répondu le sergent. Située à 5000 km, ce n’est pas la ville où j’aurais voulu aller pour me rendre à Paris (rires).

La vie après le goulag, après l'URSS
"Je vais peut-être me vanter excusez-moi, mais je crois avoir résisté un peu. Je ne suis pas cassé il me semble." Au cours de cet ultime entretien Jacques Rossi, qui a 90 ans lors de l’enregistrement de cette conversation, fait le bilan de sa vie, et donne son avis sur le régime soviétique avec cet humour si particulier qui lui a permis de tenir peut-être, d’avoir le courage de renoncer à ses illusions sans nul doute.

La vie n’a jamais été interrompue. J’ai rencontré des gens qui étaient en prison et qui avaient pris l’habitude de dire, ce sont des années perdues. Je crois que si vous avez des choses dans votre cœur et dans votre tête, vous vivez tant que vous respirez. Ce n’est pas toujours commode bien sûr. Vous vous êtes gâtés, vous vivez dans le luxe du premier monde, le monde développé. Si bien que s’il vous manque quelque chose, vous êtes malheureux. J’ai appris beaucoup de choses au goulag. Tout d’abord combien on est rien. Avec tous les services dont nous disposons ici en France, santé, etc… on est convaincus de notre importance. Mais si on a l’expérience du tiers-monde, ce qui n’était pas mon cas puisque j’étais au goulag, mais ça y ressemble, on finit par comprendre que l’on est rien du tout. Du moment où on a le droit de respirer, c’est déjà quelque chose (rires). Je n’ai pas repris ma vie en sortant, c’est votre conception. Si vous avez votre contenu dans votre cœur, dans votre esprit, vous vivez toujours. L’homme est un animal comme les autres, il veut survivre.


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De FRANCE CULTURE, 27/11/2018 

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