Jacques
Attali
Cher ami, nous n’avons
jamais voté de la même façon et pourtant je vous comprends très bien. Ou
plutôt, je comprends ceux, qui comme vous, croient en la droite libérale.
Nous partageons bien des
choses: l’amour de la France et de la démocratie. Nous croyons au droit des
autres de penser autrement que nous. Nous partageons le plaisir de vivre dans
un pays ouvert au monde. La passion d’un Etat de droit qui protège les plus
faibles comme les plus forts. La passion pour le projet européen. Le désir de
voir notre continent conserver sa première place dans le monde. Nous combattons
ensemble contre les violations des droits de l’homme et contre toutes les
théories conspirationnistes d’où qu’elles viennent. Nous aimons tous les deux
le progrès des sciences, des techniques, des mœurs. Sans tabou ni dogme.
Bien des choses nous
séparent: pour vous, rien ne passe avant la liberté individuelle, avant le
mouvement, la compétition, le droit de faire fortune. Vous n’aimez pas,
dans mes idées, mon désir de faire passer la lutte contre la pauvreté avant la
protection des rentes ou même, lorsqu’elles sont excessives, des fortunes. Vous
n’aimez pas non plus ma façon d’accepter de payer des impôts, même très élevés,
en échange, d’un des meilleurs systèmes de santé du monde d’une sécurité
inégalée et d’une infrastructure sans égal. Vous préférez qu’on aide ceux
qui travaillent que ceux qui ne font rien, même s’ils ne demandent qu’à
travailler.
Une dérive vers l'extrême droite
J’avais parfaitement
compris, au regard de vos valeurs, que vous votiez pour Nicolas Sarkozy en 2007. Et
je pouvais comprendre, même si vous étiez déçu, que vous revotiez pour lui en
2012. Il avait réussi quelques réformes et il s’était nettement démarqué de
l’extrême droite. Je pouvais le comprendre jusqu’à ce que, il y a maintenant
six mois, il soit parti dans une dérive qui le rapproche chaque jour d’avantage
de l’extrême droite.
Tout pourtant aurait dû
être visible dans son absence totale d’initiative pour faire progresser
l’intégration européenne, pour construire une force industrielle et militaire
européenne, dans son refus de toute stratégie industrielle, et dans son mépris
des pays du Sud, de l’Inde visitée en quelques heures, à l’Afrique
subsaharienne à qui il a dit un jour, tout son mépris. Mais tout aurait dû
devenir pour vous intolérable quand il approuva le décret scélérat chassant de
France les jeunes étrangers diplômés d’universités
françaises: ne pas admettre les diplômés étrangers, c’est contraire à vos
valeurs, mais aussi à vos intérêts: 40% des 500 premières entreprises
américaines ont été créées par des étrangers ou des fils d’étrangers.
Fermer les frontières, c'est le déclin
Alors, vous n’avez pas
protesté. Mais aujourd’hui? Comment pouvez-vous continuer à soutenir quelqu’un
qui fait l’apologie de la
restauration de toutes les frontières entre les nations; qui veut en
particulier remettre en cause les accords de Schengen? Vous savez bien, selon
les principes mêmes que vous défendez, que revenir sur la libre circulation des
personnes en Europe conduirait à remettre en cause celles des biens et des
services et celles des capitaux, qui vous sont si chères. C’est inévitablement
faire exploser l’euro, et, peu à peu, fermer les frontières françaises, pour
décliner irréversiblement.
Plus encore, comment
pouvez-vous continuer à voter pour quelqu’un qui est prêt à accorder la
présomption de légitime défense à
un homme qui a tiré quatre balles dans le dos d'un autre, sous prétexte que le
tireur portait un uniforme?
Comment pouvez-vous encore
voter pour quelqu’un qui renie tous vos principes juste pour être élu, sans se
rendre compte qu’il ne fait ainsi que renforcer un parti nationaliste,
autoritaire et xénophobe, ce que vous n’êtes pas?
Comment pouvez-vous, en
définitive, voter pour quelqu’un qui aura fait plus en six mois pour le
renforcement du Front national que Jean Marie Le Pen lui-même en trente ans?
J’entends bien votre
dernier argument:
«Je ne
l’aime pas, je ne veux pas de lui, je déteste cette droite, qui n’est pas la
mienne, mais je suis obligé de voter pour lui pour éviter qu’après sa défaite
l’extrême droite ne prenne le pouvoir dans la droite et que, après
l’échec de la gauche, madame le Pen préside la République.»
Cet argument, cher ami, ce
dernier argument, me semble infondé: Si Nicolas Sarkozy est battu, la droite
libérale, votre droite, se reprendra; elle aura compris que reprendre les
thèses de l’extrême droite ne sert que cette extrême droite et ne peut que la
faire disparaître. Elle redeviendra la droite libérale, famille politique
respectable et moderne, essentielle à la vie politique française. Et elle
gagnera, un jour, de nouvelles élections. A condition de ne pas avoir, avant,
perdu son âme.
Publicado en Besoin d’Air y L'Express, 05/2012
Foto: Manifestación de la derecha francesa el Primero de Mayo, Plaza de la Opera/Foto Benois Tessier
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